Le journal de Sylvian Coudène.
Humeurs, humours, musiques, cinéma, et autres libertés provisoires.
"La gravité est le plaisir des sots"
(Alexandre Vialatte)

vendredi 16 novembre 2007

Ce cher Charlie.

["Enculé président"

Edito de Charlie Hebdo du 14/11/2007 par Philippe VAL

C’est toujours la même scène fondatrice du sarkozysme. Il est en contrebas et il s ‘adresse à quelqu’un, une femme, qui est à sa fenêtre à l’étage. Il lui demande si elle en a marre de cette racaille. On n’entend pas la réponse de la femme, mais on devine qu’elle acquiesce, puisque, ce qui définit la racaille, c’est qu’elle s’est comportée de façon qu’on en ait marre. Alors il reprend : « Eh bien, je vais vous en débarrasser. » Dans le nouveau sketch, il est encore en contrebas, et c’est un homme qui est perché sur ce qu’on imagine être un bastingage. Cette fois l’homme n’est pas un allié, c’est un adversaire, mais c’est toujours la jungle et c’est ça qui compte. L’homme interpelle le président : « Enculé. » Le président de la République, menton en l’air, les deux mains en avant, les doigts pliés et dépliés en signe d’invite, lui répond : « Attends, attends, descends, toi, là… » La scène dure un peu. L’un menace de lui foutre un coup de boule, l'autre répète: « Descends.» Etc.

Plusieurs remarques.

- D’abord, ce sont les marins pêcheurs qu'il est allé voir, parce que le gas-oil est trop cher. Ce ne sont pas des Africaines mal logées qui campent rue de la Banque. Elles sont d'ailleurs trop polies et respectueuses pour avoir l’idée de traiter le président de la République d'enculé. Mais si ce sont les pêcheurs qu'il va voir, c'est qu'il se sent plus à l'aise avec eux. Et puis, il a envie de satisfaire leur demande. Ce sont des électeurs potentiels, contrairement aux profs, aux fonctionnaires, ou aux mal-logés soutenus par des intellectuels censés voter plutôt à gauche.
- Ensuite, à quoi réagit le président? A l'insulte « enculé ». Là, il en oublie qu'en répondant sur le même ton et par le tutoiement il se met à la hauteur de son insulteur. C'est-à-dire assez bas... L’insulte met en cause une virilité qu'il revendique au point de rapprocher, dans la même origine génétique, la pédophilie et homosexualité. Voir le fameux entretien avec Onfray, et les précisions apportées dans Le Canard enchaîné du 19 avril 2007. Enculé, ah, ça, non. C'est comme Zidane le jour de la Coupe du monde. Il peut tout supporter, mais pas qu'on insulte sa sœur... Je suis un homme, un vrai. Descends, et tu vas voir si je suis un enculé, c'est-à-dire un pédé, c'est-à-dire un masculin perverti par le féminin.


On attend d’un président de la République qu’il défende l’honneur et la réputation de tous les Français, y compris de ceux qui trouvent ni plus ni moins indigne de se faire enculer que d'enculer. Par sa réaction outrée à ce qui n'est une insulte que dans la bouche des imbéciles, le président s'est idéologiquement rangé du côté de son insulteur: « Tu as raison, ceux qui se font enculer sont dégoûtants, et si tu me prends pour l’un d’eux, je te casse la gueule... » Évidemment, il faut dire à la décharge de Sarkozy que les circonstances dans lesquelles les mots sont dits et le ton sur lequel ils sont prononcés ont parfois plus d'importance que les mots eux-mêmes. Mais, une fois de plus, Sarkozy n'est pas chauffeur routier ou comique sur TF1, il est président de la République. Il n'est pas le peuple, il en est le premier représentant.

Contrairement à la conviction des publicitaires et des conseillers en image - qui sont au monde politique ce que les tiques sont aux chiens -, en aucun cas on ne doit confondre les représentants et les représentés. Les uns ne doivent évidemment pas être coupés des autres, mais ils ne peuvent ni ne doivent être identiques. Le représentant doit avoir des qualités particulières qui justifient son rôle éminent. « Faire peuple» est une escroquerie. « Faire peuple », c'est choisir un individu du peuple comme modèle fantasmatique et chercher à en singer les qualités et les défauts afin de séduire le plus grand nombre. Mais le représentant ne doit choisir personne, et représenter tout le monde. Sa représentation est suffisamment complexe pour ne pas avoir en plus à la déguiser en « homme du peuple ». En disant à son insulteur de descendre pour l’affronter, afin de lui prouver qu'il est un homme - entre nous soit dit, le président étant protégé par une quarantaine de gardes du corps, il ne risquait pas grand-chose à provoquer son adversaire... -, Sarkozy insulte bien plus gravement la fonction présidentielle que le marin pêcheur n'a insulté le président en le traitant d'enculé. Le marin pêcheur a agi comme un abruti peut-être aussi comme un homme révolté par l’injustice de sa situation, mais bref... -, et n'aurait dû être traité que par un rappel à la politesse.
Même si Chirac tentait toujours de mettre tous les Français dans un triangle formé par le haïku japonais, le cul des vaches et la tête de veau, on l'imagine mal réagir de cette façon à la même insulte. D'ailleurs, on voit mal Chirac se faire traiter d'enculé. De grand con, peut-être, d'enculé, non. Pas plus Giscard, et encore moins de Gaulle et Mitterrand. Sarkozy inaugure une nouvelle ère: celle où le président se fait traiter d'enculé. C'est peut-être ça, la rupture. En tous les cas, quand le président y répond comme il l'a fait, il y a effectivement rupture.

Dans les mois qui précédèrent l’élection, beaucoup et j’en étais, on pensé que Sarkozy ne serait jamais élu : trop kitsch. On se disait : ça ne passera pas pour mille raisons très françaises, dont certaines, d'ailleurs détestables, comme l'origine et l'absence d'attaches régionales. Très lourde erreur, je le reconnais. Mais ce n'est pas sur Sarkozy qu'on s'est trompés, c'est sur les électeurs. Sarkozy n'est que l'épiphénomène d'un processus qui est passé par la privatisation et la montée en puissance de TF1 il y a une vingtaine d'années. La victoire de Sarkozy, c'est la victoire de la France de TF1.
Et pas du tout, comme le croient les sempiternels critiques des médias, à cause des journaux télévisés qui seraient pipés et propagandistes. Certes, ils ne sont pas loin d'être parfaits, et je sais que l'existence même de Jean-Pierre Pernaut contredit ma thèse. Mais ce sont les programmes, et non les JT, qui ont agi sur les mœurs et les mentalités. Toutes les émissions phares de la chaîne, du style « Koh-Lanta » ou « Le Maillon faible » et autres « Qui veut gagner des millions », depuis vingt ans, sont un éloge de la survie, et du « tous les moyens sont bons pour s'en sortir et malheur aux vaincus ». Lorsque la concession de TF1 avait été accordée à Bouygues, l'argument qui l'a emporté c'est celui qui promettait de faire de la chaîne celle du «mieux-disant culturel». C'était un authentique mensonge dont il faudrait aujourd'hui demander raison. Non pas tant à cause de la médiocrité des programmes - après tout, tous les goûts sont dans la nature - qu'à cause de leur identité. Il n’y est précisément jamais question de culture, c'est-à-dire de ce qui met en mouvement la civilisation, mais de la nature, en tant qu'elle est un lieu de survie dont les faibles sont éliminés. Il s'agit donc là non pas de culture, mais d'une machine de guerre contre la culture.
La civilisation est le lieu où l'on est censé vivre, et où les problèmes de survie doivent être réglés le moins douloureusement possible. TF1 ne cesse, depuis vingt ans, de faire l'éloge d'un monde de « nature », un monde de la survie, un monde de la gagne où l'on élimine le maillon faible. Le mensonge fondateur de la chaîne réside en ceci qu'elle est précisément le monde du mieux-disant anti-culturel. Et elle a produit une concurrence qui, elle-même, n'a vu sa survie que dans la surenchère, ou dans la variation sur des thèmes imposés par TF1. On ajoute à cela le surinvestissement sportif, et l'on se retrouve au bout de vingt ans avec un président et un marin pêcheur qui se menacent de coups de boule parce que l'un a traité l'autre d'enculé. C’est Zidane über alles...
Cette élimination des faibles, qui est le ressort de toutes les émissions, pratiquement sans exception, est devenue idéologique. Si la civilisation invente la protection des faibles, c'est qu'elle a découvert que parmi eux se cachent le chétif Mozart, le cancre Einstein, le nain bancal Toulouse-Lautrec, l'aveugle Ray Charles ou l'homosexuel Léonard de Vinci.

Cette exaltation des vertus nécessaires à la survie dans la nature autorise à faire insensiblement glisser la civilisation vers une jungle « naturelle» où le bon sens règne en maître et où les meilleurs gagnent. La question est de savoir: les meilleurs en quoi? En productivité de buts et de kilowatts, ou en liberté et en bonheur? Le « mieux-disant culturel » consiste à lutter infatigablement contre l'idée que les valeurs de la survie - force, effort, combat - sont supérieures à celles de la vie - bonheur, intelligence, paix. Dans la jungle de TF1, tout le monde se tutoie. Les présidents et les marins pêcheurs. Il n'y a pas de représentants et pas de représentés. Il n'y a que des proies et des prédateurs. Voilà plus de vingt ans que TF1 montre dans ses émissions un peuple télévisuel qui est censé être le peuple tout court. Moche, con, sournoisement raciste, uniquement assoiffé de pognon, inculte et fier de l'être. C'est sûr: il est plus facile de pousser dans la descente que de tirer dans la montée. Donc, ça a marché. Sarkozy n’est qu’un symptôme de ce succès.]

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