Le journal de Sylvian Coudène.
Humeurs, humours, musiques, cinéma, et autres libertés provisoires.
"La gravité est le plaisir des sots"
(Alexandre Vialatte)

jeudi 28 octobre 2010

L'horreur d'une profonde nuit

Avertissement : ce récit, authentique, pourrait heurter les âmes les plus sensibles.

C'était par une fraîche nuit d'automne de l'an 2010.
Cette année-là, un hiver précoce s'abattait sur la capitale.
Dans le ciel, les croassements lugubres des corbeaux s'étaient répondus tout l'après-midi en un concert diabolique.
La soirée avait été belle, de cinéma et de bons vins partagés, de conversations où le tout et le rien se mêlaient agréablement.
On s'était quittés à la mi-nuit se promettant de renouveler pareille soirée en rare complicité.
J'avais encore en tête les airs d'une journée hautement musicale; nous avions mangé et bu raisonnablement, rien ne venant troubler après-coup l'esprit et l'organisme.
La nuit se promettait douce, apaisante.
J'ai inspecté le salon, débarrassant deux verres oubliés sur la table basse, éteignant au passage l'amplificateur et le lecteur Blu-ray encore chauds de ce film de Bertolucci détesté des critiques et cher à mon coeur pourtant,  que mon convive avait salué d'un "merci" à moi destiné lors du générique de fin.
J'ai pris les 3 pilules quotidiennes remboursées à cent pour cent que je devrai ingérer chaque soir jusqu'à l'extinction des feux, et tant que la nature me prêtera vie.
Le silence règne à présent sur le quartier, à peine troué par les grognements sporadiques de quelque clochard aviné.
De l'autre côté, sur la courette, rien ne vient -c'est rare- troubler la torpeur nocturne; demain, les gens travaillent; ils se sont couchés tôt; je n'aurai pas besoin de ces bouchons de cire qui me sont indispensables les soirs de fin de semaine pendant que jeunesse s'amuse.
Je me déshabille promptement, avisant mon corps dans la glace de la haute armoire-dressing; je me dis qu'il est fort dommage qu'il n'y ait personne pour en profiter ce soir, riant en solitaire de l'incongruité de la réflexion.
Je me glisse sous la couette fraîche d'une jolie teinte "sable" qui rappelle ces chambres d'hôtels pas vraiment luxueux mais de bon goût -le mien - où j'aime descendre quand je passe nos frontières tout en restant dans l'espace Schengen car, m'avouè-je quand un semblant de lucidité s'impose à mon esprit, je suis un peu couard.
Je règle l'une des lampes de chevet en mode "moyen" : ces lampes amusantes s'allument ou s'éteignent par de petites pressions successives sur leur métal chromé, innovation technologique appréciable jusqu'au moment où l'on a besoin de les dépoussiérer, mais je vous passerai les détails si vous le permettez.
Je feuillette AD, une revue d'architecture et de décoration où l'on trouve une multitude de couettes aux tons "sables"; ça me remplit d'aise.
Après ce survol du magazine en papier glacé, j'ai la nette intention de me replonger dans ma lecture du moment, "L'offrande musicale" d'André Tubeuf jusqu'à ce que le sommeil vienne mettre un point d'orgue à cette journée gracieuse.


Je ne sais comment elle est entrée : j'avais ouvert les fenêtres pour rafraîchir la chambre, pour l'aérer quelques instants, prenant la précaution de laisser fermé le voilage hérité des précédents occupants, seule chose à conserver d'ailleurs, tant leurs goûts et les miens divergeaient.
Elle a dû s'immiscer sous le rideau de tulle, je ne vois que ça.
Toujours est-il que c'est au moment où, plongé dans mon Tubeuf, je sens s'alourdir mes paupières, je remarque sa présence, discrète tout d'abord puis se faisant peu à peu  envahissante.
C'est une grosse mouche noire; pas vraiment de la taille la plus couramment observée, non : c'est un insecte de l'ordre des diptères, de corpulence moyenne qu'on ne saurait en rien comparer à ce que l'on appelle communément "mouche à merde".
Celle-ci n'en a pas la couleur vert-bleu caractéristique, celle qui vous fait grimacer de dégoût lorsque vous la croisez au détour d'un égout.
Peu à peu je découvre que je suis victime d'un animal d'une incroyable perversité.
Elle volète en terrain conquis autour de l'oreiller, me contraignant à abandonner ma lecture, se pose un instant sur la tête de lit à quelques centimètres de mon oreille droite; des yeux je cherche un objet, un tissu, quelque chose qui me permette d'occire l'impudente.
J'avise enfin ce t'shirt que je comptais confier à ma Brandt dès demain matin.
Je glisse lentement, sans heurt pour ne pas l'alerter, vers l'étoffe inerte comme le sont beaucoup d'étoffes d'ailleurs, exceptés les oriflammes gonflés de vent au fronton de nos édifices publics (mais là n'est pas le sujet, je m'égare, je le concède), m'en saisis subrepticement et me coule jusqu'en haut, prends mon élan et assénant mon arme blanche (c'est un t'shirt blanc) entre les deux yeux de ce je n'ose appeler un volatile.
Je crois pouvoir crier victoire, poussant un "ouaiiiiiiiiiiiis !" d'autosatisfaction, salue une foule invisible que j'imagine applaudissant à tout rompre, fier d'avoir terrassé la "musca" (oui, j'ai fait "latin-grec").
Las, quelques minutes plus tard, la salope réapparaît : elle me fixe à présent, arrogante, semblant me dire "tu croyais t'être débarrassé de moi petit con ! Eeeeeeeeeeeeeeet non, je vais te pourrir la nuit, ça t'apprendra à vouloir faire mal à une mouche !".
Le combat dura, croyez-m'en, une bonne demi-heure, la bête musardant à travers la chambre, se posant tour à tour sur un meuble, sur le miroir.
Je me revois debout, t'shirt en main, guettant le moment propice, me recouchant, pensant qu'elle aussi épuisée, s'en est allée dormir quelque part sous le lit ou ailleurs, là où elle veut, c'est pas mon problème.
Et soudain, la voici surgissant de je ne sais où, reprenant sa ronde endiablée autour de mon beau visage maintenant exsangue.
Je fais usage de toutes les ressources de mon cerveau, échafaudant mille stratagèmes pour venir à bout de l'intruse.
Elle en fait autant, j'imagine, pour venir à bout de mon acharnement; mais je sens bien que l'un des multiples coups que je lui ai portés de mon 100% Coton made in China l'a vraisemblablement blessée, même si elle me fait le coup du "même pas mal !" depuis soixante trois minutes bien pesées (je commence à la trouver relou).
C'est à cet instant que la gueuse, posée sur le mur qui fait face à mon grabat (le lit est à présent dévasté), semble prête à baisser les bras.
Je retiens mon souffle comme Lee Marvin dans les "12 salopards" avant d'égorger le soldat allemand posté en sentinelle, rampe jusqu'à cette tache noire souillant telle une verrue la tapisserie jaune-or en vinyle expansé, ajuste mon tir et estoque la chose d'un mouvement de haut en bas d'une précision que, tiens, Russel Crowe dans Robin des Bois est un amateur qui peut se rhabiller et aller faire des mots fléchés au lieu de déranger les écureuils de Sherwood.
J'observe ma victime gisant enfin sur le sol en parquet vitrifié.

Je fais deux trois entrechats, poussant des "tugudu tugudu" qui déchirent la nuit, réveillant au passage le voisin qui gueule "ça va pas, non ?"; je cours jusqu'à la cuisine, saisis le petit aspirateur, celui qui a au moins dix minutes d'autonomie quand on le débranche du secteur et met un terme à cette tragédie : sans pitié, l'objet engloutit le cadavre; oh, je vois bien les défenseurs des animaux gnagnater que bon, quand même, j'aurais pu lui donner une sépulture mais, sans vouloir les offenser, je les emmerde; fier du devoir accompli, hormis qu'en guise de repos du guerrier, rien ne s'offre à moi, je reprends mon Tubeuf trop longtemps délaissé, me plongeant avec délices dans une chronique qu'il écrivit naguère sur Charles Much Munch.
"Tiens, un moucheron !" me dis-je.


Aucun commentaire: