On pensait avoir définitivement basculé dans le conditionnement moderne, c’est-à-dire nappé du sucre glace de la religiosité. Processions pour la délivrance de l’héroïne, tee-shirts immaculés, rollers, lâchers de colombes, angelots, chorales, ballons, portraits géants aux frontons des mairies. Et après la résurrection, émotion obligatoire devant les retrouvailles familiales, la maman, les enfants, les deux maris, génuflexion devant les «orgies de baisers» des retrouvailles, prosternation collective. Ainsi la France entière, shootée aux photos du bonheur et aux flashes spéciaux, a-t-elle dû subir les scènes pieuses du retour de sainte Ingrid. Ainsi a-t-on entendu un journaliste de France Info, dans la liesse universelle, supplier la libérée d’accepter par avance le prix Nobel de la paix. Et l’ostentation-surprise, par l’otage délivrée, d’une foi proprement chrétienne (avec chapelet, et prière surprise sur le tarmac) ne fut que l’un des adjuvants du spectacle.
On pensait avoir basculé dans cette propagande-là, celle qui n’interdit plus rien, celle qui a laissé ses ciseaux au vestiaire, celle qui ne se donne plus la peine de mentir ou de cacher, puisque sourire, trembler de bonheur et pleurer de joie devant les caméras sont tellement plus efficaces. Mais stupeur ! Dans le tsunami modernissime de la libération d’Ingrid Betancourt, sont venues se glisser, aussi, quelques gouttes d’archaïque propagande.
Reprenons. L’ostensible combat pour cette libération fut l’un des tout premiers de Sarkozy, à peine élu. Réussir où Villepin et Chirac avaient échoué lui était, comme toujours, une motivation première. Toutes les voies de possibles négociations avec les Farc, notamment par l’entremise de Chávez, furent explorées. On proposa d’accueillir en France d’éventuels repentis guérilleros. De longs mois durant, Sarkozy et les Betancourt sommèrent Uribe de composer avec les preneurs d’otages. Interview après interview, ils avaient presque réussi à imposer l’idée que le co-ravisseur d’Ingrid était, tout bien pesé, Uribe lui-même. Et soudain, surprise ! C’est Uribe qui l’emporte, en mêlant force et ruse (tout au moins, jusqu’à remise en cause éventuelle de la version officielle). Aucune importance : à peine cette libération connue, des sarkolâtres plus dévots que Sarkozy lui-même accourent devant les caméras expliquer qu’il y est pour tout. Tous les arguments sont bons.
Sur le site du Figaro, le directeur adjoint de la rédaction, Yves Thréard, assure (en exclusivité mondiale) que c’est bel et bien la carte Chávez, jouée par Sarkozy, qui a abouti à la libération de Betancourt. Christophe Barbier, directeur de L’Express, l’organe central du carlabrunisme, se surpasse sur le plateau de LCI : «Quand Sarkozy se donne un objectif suprême, rien ne l’en détourne jamais. […] Sa mobilisation personnelle a participé de la mobilisation collective. Ça a bougé les lignes au niveau international. Et voir cette mobilisation collective de la France derrière son président, c’était bon pour le moral d’Ingrid Betancourt, et ça n’a pas de prix, grâces en soient rendues à Nicolas Sarkozy.» Le même jour, sur le même plateau, il somme Bertrand Delanoë : «Betancourt et sa famille ont remercié hier le président Sarkozy. Reconnaissez-vous que sa mobilisation personnelle a accéléré le jeu diplomatique ?» Seule à oser une note discordante, Ségolène Royal est lynchée en place publique par la machine TF1. «Ça tue la polémique de Ségolène Royal !» s’exclame par exemple en direct le commentateur de TF1, François Bachy, aussitôt après le discours (étincelant d’intelligence et d’habileté) de Betancourt à l’aéroport de Villacoublay.
Déjà, dans les premières heures de la libération de l’otage, le site du Figaro avait tout bonnement… diffusé une vidéo tronquée des remerciements de Betancourt, au saut de l’avion, escamotant ses remerciements à Chirac et Villepin, pour ne laisser que l’hommage à Sarkozy.
On pensait tournée la page de l’ORTF. Qu’aucun retour en arrière n’était plus possible. Que nos lavages de cerveaux prendraient désormais les couleurs avenantes de l’émotion.
Mais les chemins de la propagande n’en finissent pas de surprendre. La particularité de l’époque, c’est l’étonnante coexistence des deux techniques, l’ancienne et la nouvelle, celle qui mobilise l’émotion et celle qui efface les dissidents de la photo. Comme s’il fallait au message mettre toutes les chances de son côté. La grand-messe unanimiste ne suffit plus. Il faut encore prendre soin d’étouffer, activement, les dissonances. Comme si les servants, pourtant aux manettes d’une sono assourdissante, craignaient encore, étrangement, de ne pas être entendus.(Libération - Lundi 7 juillet 2008)
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